Vol 417
Résumé :
Le titre, Vol 417, fait référence à la votation 417 du 4 décembre 1994 sur le renvoi des étrangers, acceptée par le peuple suisse. Cinq protagonistes racontent l’histoire de l’arrestation d’un groupe d’immigrés à Lausanne.
L’extrait est une part de l’échange que le psychiatre de la brigade Lausannoise a avec une jeune femme, Célia Magda, dont l’ami a été appréhender pour quitter le pays.
Extrait :
Le psychiatre
Je n’ai pas compris ce qui a rendu cet étranger solitaire aussi attrayant aux yeux de cette jeune femme. Leur différence l’a comblée. L’autre c’était lui. Célia a raconté.
– Je n’ai pas eu besoin d’avoir recours à l’empathie pour le comprendre, me remémorer la cour où vivait sa mère la première fois que nous sommes allés de la Suisse jusqu’à la barrière de rondins, devant chez elle en Olténie. Terre battue sur la route, terre battue dans la cour, terre battue dans la maison d’une chambre et d’une cuisine où il y avait une poule. Des murs épais, un petit fourneau à bois, le lit étroit des deux parents. Sincèrement monsieur, heureusement qu’il a fait aussi froid cet hiver pour supporter le choc de leur pauvreté. C’est plus tard que j’ai compris que l’on tirait avec le seau d’acier l’eau du puits servant à faire la cuisine et à se laver. Les hommes des campagnes baignent leurs pieds en fin de journée. On voit très rarement les femmes pratiquer ce rituel comme si elles étaient toujours cachées pour s’occuper d’elles-mêmes. On se brossait les dents dehors au-dessus d’une bassine en fer tenue par un trépied. À l’arrière de la maison, au milieu d’un terrain gelé, un chemin conduisait à une porte tenue par deux lattes de bois plantées dans sol. Une barrique enfoncée dans la terre se trouvait là à ciel ouvert, tenant lieu de toilette.
Elle a bu de l’alcool fort cuit avec du sucre et du poivre. La jeune femme n’a pas beaucoup parlé de ce rendez-vous, ni de sa maman à lui qui l’a regardé arriver tel un roi mage. Sa présence a amplement suffit aux retrouvailles du fils vivant à l’étranger. En même temps, il y avait une telle émotion entre eux qui ont pleuré de joie en se retrouvant que Célia est restée un peu en retrait. Elle n’a pas osé leur offrir la petite boîte de chocolat suisse qu’elle leur avait apporté, honteuse de posséder tout ce qu’ils n’auraient jamais : l’eau courante, le chauffage électrique, la machine à laver, une salle de bain.
Dès leur arrivée le monde s’est installé dans la cour enneigée autour d’une table basse. Tous ont écouté les avant-bras posés sur les genoux assis sur de petits tabourets. Pendant des heures Magda n’a rien compris aux conversations. Les visiteurs ont laissé leur place aux nouveaux venus pour qu’ils saluent son ami, l’ancien chef de bande, le copain de classe, le voisin, le filleul, le cousin, le jeune qui habite en Suisse. Elle n’a pas su me dire s’il en avait parlé en bien. Mais ma patiente a compris qu’il leur a exprimé la difficulté d’être un immigré et de vivre à l’étranger. Il y a eu souvent de beaux éclats de rire, de ceux qui pansent les blessures. Elle s’en est voulu de les observer autant, alors qu’ils tenaient si bien ensemble comme toutes les pièces d’un même puzzle. La jeune femme a pensé qu’ils partageaient ce qu’elle n’avait jamais connu en famille : l’insouciance et le bonheur de grandir sans rivalité. L’eau de vie l’a calmée et petit à petit les voix sont devenues une musique pour elle. Célia a aimé tout ce qu’elle a découvert sans pourtant s’imaginer un seul instant vivre sans eau courante. Ce voyage a été le plus important de sa vie. Cette après-midi a duré jusqu’à la nuit et le monde a dut se quitter par manque de place à l’intérieur. Cette année-là, la neige avait recouvert la terre depuis octobre. Le lendemain matin, la famille s’est rassemblée au milieu de la cour pour tuer le cochon. En arrivant, le voisin qui avait pris son poignard au manche noirci a salué le monde. Le froid, la mort à venir, il a bu l’alcool transparent. Le silence a tapissé la scène de midi. L’oncle est allé chercher son protégé dont il avait pris soin en l’absence de son neveu. Quatre amis ont encerclé l’animal et l’ont plaqué au sol. Tous se sont signés. La paix alentour s’est agrandit. Le pourceau a crié deux fois et les hommes sont restés à genou dans la neige. Le voisin a fait un signe de croix au-dessus de l’animal et a joint ses mains. Les autres l’ont imité et l’ont laissé faire comme s’il avait été le pope. Fervent. La réconciliation était à son comble. Ils ont laissé la mort s’en aller. Une éclaircie s’est alors installée au cœur de l’assemblée. C’était un jour important. Chacun avait sa tâche. Un des cousins a fait couler le sang à l’intérieure d’une bassine propre. L’oncle a brûlé l’animal au chalumeau. Le cochon rose est devenu charbon. Il a été brossé à grande eau et le miracle de l’année s’est produit. Magda a vu apparaître la peau d’or du goret semblable à celle du veau de la bible. Ils ont tranché la tête du porc et ont ouvert son ventre pour en sortir les boyaux. La couenne a été salée avant d’être donnée à déguster. Les enfants alentours étaient assis sur de larges troncs empilés contre la remise. L’oncle a allumé un large brasier. Bouillonnant dans l’eau du chaudron, la tête du verrat regardait le ciel.
Toutes les amies de son amoureux, et même celles encore un peu éprises de lui, sont venues rencontrer la suissesse, Magda, l’étrangère qui sans parler leur langue, avait tenu sans se plaindre des heures entière sans s’ennuyer. Aucune ne l’a défié en venant se présenter. Sans être alarmées par leur pauvreté, sans arrière-pensée, les femmes sont arrivées le visage réjoui. Nulle-part ailleurs, Célia n’a eu la place qu’elles lui ont donnée. Le rire sincère, le plaisir de la rencontrer, de se raconter les uns et les autres, de rester ensemble jusqu’à plus d’heure, comme si cela avait été un jeu d’enfant d’être nées dans un pays pauvre.