Résumé :
David est reporter photographe. Le récit commence à l’enterrement de son meilleur ami Pablo dont il invite le fils à venir en Suisse. Il se retrouve quelques semaines plus tard à Bagdad pour un reportage…
Extrait :
…Je demande au chauffeur si on a du temps et si je peux m’arrêter. Il dit deux heures. Il me débarque le temps d’aller chercher quelqu’un à l’hôpital.
J’ai l’impression ici d’être sur une autre planète. Celle où le karma du monde se joue et où les martiens sont habillés en jeunes soldats américains. Dans un certain désarroi, je prends en photos mes chaussures. Elles sont pleines de boue et de fièvre comme la rue. Il fait déjà vingt-cinq degrés. Cela donne une vision, dans cette lumière blanche de novembre, de la précision de béton foudroyé, de gris effrayants. L’odeur des fumées éteintes semblent réanimer l’impact de la peur. De rares habitants arpentent la rue. Tu n’imagines pas la matière de cette tranquillité apparente. Dans un bouillonnement, ta tête cherche à rester lucide dans une effroyable indécision, comme si de rester ou de partir pouvait changer le monde. Une lumière opaque, un silence sans écho, arrêté, du sable dans la salive. J’entends des enfants au loin. Ce n’est pas une mise en scène, la réalité, il y a des enfants dans toutes les guerres. On ne devrait s’intéresser qu’à eux au final, le monde comprendrait enfin combien la violence est dégueulasse.
Me voilà redevenir le gamin que je croise dans cette rue et qui se nomme « le monde », et vient vers moi en courant. Ils sont une bonne dizaine maintenant. Un genou à terre je fais quelques prises de vue. Je n’ose dire combien ils sont magnifiques à travers toute cette vitalité qui les anime et semble les transporter à tout moment vers ce qu’ils peuvent lui prendre de meilleur. Ils m’entourent. Leur amusement est réel. Je donne l’argent que j’ai dans les poches et leur relance la boîte de conserve qui leur sert de ballon. Les tintements de l’objet semblent rire dans le silence. Je fais quelques portraits. Ces jeunes adolescents me regardent dans d’inconscientes supplications. Leurs regards parlent de la folie alentour et du désarroi qui feront d’eux demain, les mêmes hommes qui s’entretuent aujourd’hui. Je touche leurs mains. Nos gestes sont nos mots, un bref instant de survie, peut-être. Un espoir dont on voit les os à cent mètres. Je sais. J’aperçois mon chauffeur revenir. Ce n’est pas mon métier que je trouve inutile, c’est tout le temps que je passe avec mes semblables qui me lasse. Occupés qu’ils sont toujours à se satisfaire des mensonges de l’apparence, sapés comme des papes, athées à ras bord, avides de l’éternité de leur insouciance et impatients de ressembler au plus grand nombre pour vivre des soirées que les intellos pourront remplir de soif ! Je me confronte sans cesse à leur égoïsme, au désœuvrement de leur humanité, à leur dégoût des étrangers, à leurs peurs et à leurs problèmes comme si cela pourrait les aider à pleurer au grand final ! Bien sûr que nous devons rendre quelque chose au monde ! Bien sûr que nous lui en sommes redevables! Et dans tous les cas, je ne peux l’ignorer. Pour moi le privilège d’être un privilégié dans le monde me donne la conscience du challenge de mon destin.
Le conducteur m’appelle en me signifiant que l’heure tourne. Les gosses m’accompagnent jusqu’à la Range Rover. Vertige matérialiste pour chacun d’entre eux, malgré sa carcasse abîmée par les milliers de kilomètres. Ils la touchent comme si elle pouvait entendre leur étrange respect à ce qu’ils ne posséderont jamais. Le blessé est à l’intérieur. D’un geste, je leur dis au revoir. Je les regarde, à travers la vitre arrière, lever leurs mains en signe d’adieu. Je serre mon Leica contre moi.
Nous débarquons à l’aéroport. Mon film des gosses dans la poche. Ce qui s’est passé m’a redonné l’espoir d’avoir quelque chose à dire. Ce n’est pas de la pitié que je rapporte dans ces images mais de la joie de vivre, de celle qui n’a besoin ni d’aide ni de guerre.